mercredi 14 décembre 2011

Les carnets

Hier soir, c'était la remise des carnets.

Moment très attendu par les familles qui ne voient plus les maîtres ou maîtresses, depuis que le samedi matin est entièrement consacré au week-end. Avant, même ceux qui bossaient comme des brutes jusqu'à 20h, je les apercevais à la grille, le samedi à 11h30. Surtout que c'est le jour du marché.
Désormais, certains, je ne les vois plus.
Ou alors dix minutes le jour des carnets.
C'est vous dire l'importance de la cérémonie.

J'avais préparé ma petite liste, avec les ordres de passages, comme chez le docteur, histoire d'éviter la bousculade et l'énervement général.
J'avoue que moi-même, j'étais dans mes petits souliers.
C'est toujours compliqué d'expliquer aux parents avec des mots choisis que leur môme passe ses journées à aveugler un comparse avec le reflet du soleil sur le cadran de sa montre au lieu de bosser.
D'abord, je plains sincèrement ces pauvres petiots de devoir rester assis six heures de la sainte journée. Même moi, j'y arrive pas.
Ensuite, je comprends que jouer avec les reflets du soleil, c'est rigolo.
Seulement, je ne peux pas leur dire ça. Faut bien que je reste crédible.

Voyez le topo:
"Madame, votre fils ne fiche rien, il passe son temps à écrire des mots d'amour pleins de fautes à Chahinèze, à déchiqueter ses cahiers pour faire des boulettes et à bavasser avec ses voisins*. Notez bien que je le comprends. Six heures d'école c'est pas humain et de toute façon, on ne sait pas ce que demain nous réserve. Autant qu'il s'amuse, tant qu'il peut, le pauvre mignon."
Tête de la maman......


Non, vraiment, c'est pas facile de parler aux parents sans les désespérer, ni leur faire perdre la face, ni leur raconter des calembredaines. Surtout qu'à part ceux des super bons élèves (un papa chirurgien, un autre cadre sup, une maman architecte....), 90% des autres, tous profils confondus, suintaient l'angoisse. Sachant ce que vaut notre système éducatif, j'avais presque envie de les prendre dans mes bras. Mais là encore, je ne pouvais pas. Faut bien que je reste sur la réserve.
C'est frustrant décidément, la remise des carnets.

Imaginons:
Monsieur X: "mon fils est nul, je suis désespéré. C'est la honte de la famille*. Aidez-moi!.
Moi: _ ........ (que répondre, c'est vrai que le gosse est nul). Venez dans mes bras monsieur. Laissez-vous aller. Tenez, voilà un mouchoir."
Je prendrais un gros risque......

Alors, à chaque fois, je dosais comme je pouvais.

Marjolaine, en rupture scolaire manifeste, est équipée d'une maman déjà très initiée aux carences de notre système, je n'ai presque fait qu'écouter. Nous nous sommes serrées la main chaleureusement et elle est partie continuer sa guerre contre les psys, les spécialistes de tous poils et la paperasserie.

Soufiane, tellement nerveux qu'il est incapable de capter le quart de ce qui se passe en classe, est arrivé en se rongeant les ongles, accompagné de sa maman surcoiffée. Laquelle m'a expliqué d'une voix forte qu'elle lui faisait pourtant apprendre tout par coeur et qu'elle ne comprenait pas pourquoi il ne restituait rien sur ses contrôles. "Pourtant, je peux vous assurer qu'il m'entend quand il me ramène des mauvaises notes!". Et d'ajouter froidement: "Je comprends pas pourquoi il stresse autant!".
Nos regards, à Sofiane et à moi, se sont croisés. Il a repiqué du nez et moi, j'ai tenté d'expliquer que tout par coeur, c'était peut-être pas idéal.

Le papa de Wassim, lui, était très sûr de lui. Un homme. Un vrai. Moi, la femme, j'avais qu'à bien me tenir. Le gamin n'en menait pas large. Il a commencé par éplucher tout le carnet dans le détail comme s'il tenait du papier toilette sale entre les mains, en discutaillant. Il a fini par me dire d'un air complice: "Franchement Madame, dites-moi, mon fils, il est nul!?". Et sans me laisser le temps de répondre, il a enchaîné sur les mérites de la grande soeur qui elle, n'était pas nulle. J'ai eu envie de lui dire que si le fils avait été élevé comme la fille, le cours des choses aurait peut-être été différent, mais je me suis abstenue. J'ai évité les grands discours. Pas la peine. Une femme, ça se tait.

Le petit Robin souffre de symptômes autistiques. Il fait ce qu'il peut et moi aussi. Son papa n'est pas commode. Son fils est absolument normal, qu'on se le dise. Un coriace. A force de terroriser son fils"pour qu'il s'y mette", le gosse, dans un effort surhumain, a progressé. Conclusion: "je vous l'avais bien dit." Oui Monsieur. Jusqu'à ce qu'il craque.

Nadia est très bonne élève. Le genre dont on s'attend à à ce que tout roule en trois minutes dans un consensus total. Pas du tout. Arrive la maman, une dame ravissante, voilée et s'exprimant dans un français perlé. Elle m'a écoutée présenter le carnet de sa fille et à ma stupeur, a asséné d'une vois suave que sa fille était une élève médiocre. J'ai appris à cette occasion qu'elle lui donnait du travail en plus à la maison, jugeant que "je ne donnais pas assez de devoirs" et que les week ends se passaient en révisions tous azimut des leçons de la semaine.

Le petit Louis, si fragile, si différent, si fin, serait tellement mieux dans une école Freinet ou Montessori...mais il est là. Il s'efforce de se fondre dans le moule, mais il n'y arrive pas trop. Sa maman s'inquiète. Elle a raison. Je ne peux pas lui dire qu'elle a raison. Alors, je lui explique que les notes ne reflètent pas les qualités de son fils (ce qui est vrai) et qu'il reste encore deux ans avant le grand saut (le collège unique que le monde nous envie). Elle boit mes paroles. Elle a envie d'y croire.

C'est ça aussi mon boulot.
Voir défiler des tranches de vie, un soir de décembre. Comprendre d'un coup dans quel univers vit un gosse. Sentir en une seconde se tisser une complicité ou n'être que le témoin indiscret d'un monde qui se cloître.
Après les carnets, rien n'est plus comme avant.


*Vécu.




11 commentaires:

  1. Toute ma sympathie.. il y a très très longtemps, j'ai fait un mois de remplacement dans un collège..juste pour me faire une idée. J'ai compris que ce n'était pas ma voie, après avoir assisté à un conseil de classe. J'en ai gardé un souvenir effroyable... Comment pouvait-on asséner des jugements définitifs à propos de mômes de douze ans ? Et puis comment suivre les conseils bienveillants des "collègues": surtout à untel, pas notes au-dessous de 10, son père le bat comme plâtre... et je te passe des histoires dramatiques. Insupportable. Ben non, c'était pas ma vocation... surtout qu'après j'ai eu une belle-soeur psy et pédo-psy qui a 60% de profs,dans sa clientèle et le reste ce sont des élèves.

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  2. quel merveilleux billet ! j ai adoré.

    Mais dis moi est-ce si difficile pour un gamin d'aujourd'hui de rester assis 6 heures à apprendre ?
    De mon temps,en gros, on avait école 5 jours sur 7, et facile 6 h par jour hors récré et déjeuner, ce n'était pas insurmontable, il me semble.

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  3. @lo : tu as gagné ta place au paradis...

    Il n'y a rien à rajouter.

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  4. quesque j'aurai aimé avoir une instit comme toi, peut-être que j'aurai aimé l'école !

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  5. @ Sorcière, je te rassure: tous les conseils de classes ne sont pas comme ça.
    @Corto, merci!
    Pas insurmontable, mais difficile, parce que les enfants d'aujourd'hui dorment peu, bougent moins, n'ont plus le droit de se défouler correctement parce que tout est interdit vu que moindre pépin vous mène illico au tribunal... Et surtout surtout, "avant", ils savaient pourquoi ils étaient là.
    Cela dit, je ne suis pas sûre que ceux d'hier appréciaient tous de rester bloqués assis si longtemps non plus.
    @Lecanasson, merci! Mais tu sais, je ne suis pas trop pressée d'aller y voir, par là :)))))
    @Boutfil, entre nous, j'aimais pas l'école non plus. Un comble!

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  6. @lo, je te poussais pas dans le trou prématurément...je pensais quand ça serait le moment.

    Avant, tout le monde savait pourquoi il était là, pas que les gosses, les instits aussi, les profs, les parents, l'Instruction Publique...Lol, mdr, ça ne faisait pas partie du vocabulaire, mais nous on pouvait encore faire du vélo, se balader en forêt, le long de la Seine, jouer chez les uns et autres dans les jardins...mais ça c'était avant Goldorak à la téloche.

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  7. Comme tu les aime tes gamins !
    J'ai aimé ce billet mais j'en garde une pointe de tristesse, solidarité rétrospective d'une vieille petite fille angoissée par l'école ...

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  8. Tu penses que les écoles comme Montessori valent mieux que les autres ? J'avais des amis dont les mères étaient enseignantes là-bas et elles me disaient que ça ne valait rien... Moi je ne connais pas plus que ça.
    Aussi, est-ce que tu penses qu'il y a des systèmes éducatifs qui sont mieux que le notre ?

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  9. Beau texte sur les relations enseignants/enfants/parents. Il y a aussi les parents qui aimeraient rencontrer les enseignants, mais à qui on fait comprendre qu'un entretien par an c'est déjà beaucoup.

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  10. désolée Copine Débile mais mes gamines sont allées en Montessori et c'était vraiment autre chose et les gamines et gamins de mes gamines y sont aujourd'hui et c'était encore plus autre chose qu'hier, aucune comparaison avec le système éducatif national....

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  11. @lecanasson, je sais bien que tu me pousses pas dans le trou! Manquerait plus que ça! Allez, dis pas ça, on va nous prendre pour des vieux crabes!

    @Solveig, l'école m'angoissait? Oooh comme je comprends...C'est vrai que je les aime bien, mes élèves. Ça se sent tant que ça? Et la pointe de tristesse, oui, elle est bien là.

    @CD, je n'ai pas expérimenté la méthode Montessori. CE que j'en sais, c'est ce que j'ai lu et entendu des gens qui l'ont choisie. Comme toutes les méthodes, elle a du bon et du moins bon. Mais à coup sûr, elle convient bien à certains enfants. Le problème, c'est que les écoles Montessori sont privées.. et c'est ça qui est dommage. L'EN devrait proposer non pas un, mais plusieurs systèmes d'enseignement et là, on s'y retrouverait. Avant, c'était "marche ou crève". On ne faisait pas dans la dentelle, mais au moins, le discours était clair. Aujourd'hui, on nous bassine avec tout un blabla lénifiant qui est d'une hypocrisie insupportable. Le fait est que l'école d'aujourd'hui est encore plus violente qu'avant, mais elle cherche à nous faire croire le contraire.
    Des systèmes éducatifs meilleurs que le nôtre? A vrai dire, je ne peux parler que de ce que je connais..et je ne connais pas grand chose. En Grèce, c'est la catastrophe. En Grande Bretagne, beaucoup d'écoles privées sont remarquables mais inaccessibles au porte-monnaie des fauchés (et même des moins fauchés). La Finlande, j'en ai parlé récemment, c'est mitigé. Pour le reste, je laisse la parole à ceux qui connaissent d'autres systèmes que l'EN française.

    @Juntos, bienvenue ici! Et merci :)
    "On" fait comprendre ça aux parents? ??? Vrai? Raconte!

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