Me voilà définitivement revenue d'entre les juges et les condamnés.
J'ai beau être solide, j'ai mis quelques jours à m'en remettre.
Je m'en vais donc livrer ici quelques conseils de baroudeuse et quelques souvenirs marquants. On ne sait jamais, ça peut vous tomber dessus un jour.
Comment garder la santé?
Pour commencer, j'ai dormi, dormi et dormi encore, d'un sommeil plein de rêves bizarres.
Conclusion: une session d'assises, ça fatigue son juré.
C'est exténuant de rester assis et impavide des heures durant, sans boire, dans un tribunal surchauffé. Avec ça, hors de question de rêvasser: tout, absolument tout doit être entendu et digéré.
Conseil, si ça vous arrive: dormez la nuit, mangez sainement, ayez toujours de l'eau à disposition dans la pièce derrière et faites des génuflexions ou les pieds au mur dès qu'on vous donne l'autorisation de vous débrailler un peu. Eventuellement, prenez des vitamines.
Comment je suis devenue juge?
J'ai observé qu'il n'était pas si facile de se détacher de ces vies fracassées qui viennent s'échouer là, sous nos yeux, offertes.
Pendant des journées entières, il nous a fallu TOUT entendre et tâcher de comprendre. Quand je dis "tout", c'est "tout". Les magistrats ne font pas dans l'approximation: ils veulent connaître les plus petits détails et appellent un chat un chat. Le temps est compté.
Alors, quand il s'agit de s'assurer de ce que l'accusé entend par "fellation", "sodomie", "craquement" (d'une côte tranchée au couteau), ils n'y vont pas par quatre chemins.
S'il faut regarder les photos de blessures mortelles, pour entendre clairement ce que vient de détailler le médecin légiste par le menu, on les regarde.
Quand un accusé s'écroule et demande pardon, dans un silence de mort, à la mère de celui qu'il a tué, pas question de s'attendrir. Sincère ou pas, il a tué néanmoins et il faudra le juger sans s'émouvoir. Sur des faits et des certitudes. Or parfois, souvent, c'est impossible d'être tout à fait sûr. La certitude absolue n'existe pas. Il convient alors de s'en approcher au plus près, et c'est comme ça que l'une des délibération a duré jusqu'à minuit passé (d'où l'intérêt des vitamines).
Quand un autre, engoncé dans ses contradictions, tutoie le président du tribunal, s'estime lésé par le dédommagement accordé à une précédente victime et la menace ouvertement de représailles, et se met à invectiver ses victimes présentes en les traitant de "bouches à pipes", surtout ne pas rire. Ne pas sourciller. Difficile de ne pas ensuite considérer celui-là comme une ordure irrécupérable, même si on en a très envie.
Car, quand arrive le moment de décider d'une peine, on tient le sort d'un homme entre nos mains. Et même si cet homme a commis un crime, à ce moment-là, on est face à sa conscience. Bienheureux sont les jurés d'aujourd'hui, qui ne condamnent plus à mort.
Il faut tâter la qualité du silence lorsque vient le temps de dire à quelle peine on pense. Le premier qui se lance est accueilli comme le messie, parce qu'il libère les autres.
Conclusion: lors d'une session d'assises, on touche le fond. On entend des choses terribles. Il est important de se cuirasser, sinon, c'est insoutenable. On n'est pas là pour sangloter en se mouchant, on est là pour juger. Et puis tout le monde vous regarde.
Conseil 1: parler. Pas besoin d'aller raconter le détail de ce qui s'est passé dans la salle des délibérés (secret total là-dessus) pour se soulager l'âme. J'ai soûlé tout le monde avec mes histoires de tribunal pendant quinze jours et c'est comme ça que j'ai tenu bon.
Conseil 2: si ça ne va vraiment pas, ravalez votre fierté et dites-le au président du tribunal. Il est assez aguerri pour se rendre compte qu'un juré qui craque ne donnera rien de bon. Il vous dispensera et nommera à votre place un des deux jurés remplaçants, toujours tirés au sort si une affaire dure plus d'une journée, au cas où.
Nota bene: un président de tribunal est un fin connaisseur de la psychologie humaine. Alors n'espérez pas non plus le filouter pour aller baguenauder pendant que les autres se farcissent les rapports de flics ou les énième témoin: c'est perdu d'avance.
Comment j'ai découvert la scène et les coulisses d'un monde?
Le déroulement d'un procès, c'est un vrai cérémonial. Le décor rappelle un temple protestant, austère, nu et vaste. Les affûtiaux de magistrats les rendent aussi lointains et théâtraux que des semi-divinités.
Les us et coutumes de l'endroit renforcent encore l'impression de distance: le moindre échange de paperasse est ultra-codifié, on parle un français d'une correction et d'une précision admirable (effet de contraste avec le français du commun des mortels), on se lève comme à la messe quand la cour se présente ou s'en va. Les uns et les autres prennent la parole dans un ordre précis...
C'est ainsi que face à cette impressionnante machinerie, nous avons vu un témoin, caïd muré dans une omerta de bon aloi, se décomposer doucement. Transpiration, tics nerveux et finalement, il a été trahi par des mots. Ils ont fusé malgré lui.
Et quand deux avocats se prennent le bec, on a beau savoir que c'est du théâtre, ça se laisse regarder.
Les coulisses, c'est autre chose. Les demi-dieux redeviennent des hommes. Ils vont aux toilettes, boivent du café. Les toges tombent. Ils nous expliquent où sont les bons restaus et comment accéder au coin des micro-ondes sans se munir d'un fil d'Ariane. Un vrai poème, les sous-sol du tribunal.
Suivre semblables affaires crée des liens et il est étonnant que très vite, les magistrats nous considèrent comme des leurs. Nous voilà rendus à partager souvenirs et anecdotes, et à rigoler franchement.
Je donnerai cher pour revoir le président, dans sa toge rouge, imiter des accents bigarrés pour rendre plus vivantes certaines de ses histoires.
Ces gens ont des horaires de forçats. En réalité, il n'ont pas d'horaires. J'ai été stupéfiée de leur conscience professionnelle, de leurs qualités humaines, dans de pareilles conditions de travail. Chapeau.
Les avocats, c'est autre chose.
Je les ai observés de plus loin. Une chose est sûre: parmi eux, il est de véritables génies. J'ai eu la chance d'assister à une plaidoirie absolument renversante.
Il existe aussi de parfaits plumitifs. Celui d'un des accusés était d'une nullité si crasse, d'une telle ignorance des lois et des règles, d'une telle absence d'humanité, que nous -jurés professionnels et simples mortels- nous sommes ensuite demandés d'où il tenait son diplôme. Il a passé son temps plongé dans son dossier que visiblement, il découvrait et le client a fini par prendre en main sa propre défense. Bien lui en a pris.
J'ai gardé en mémoire le nom de ce désastreux personnage pour le fuir.
Celui du génie flamboyant aussi, je l'ai gardé en tête, si d'aventure je dégomme mon voisin.
Conclusion: les magistrats sont plutôt des gens bien, mais aussi des maîtres du décorticage. Quant aux avocats, méfiance. Surtout s'ils font beaucoup de pub sur le net.
Conseil 1: Si un jour, vous faites une grosse bêtise, jouez franc jeu d'emblée. Allez chez les flics et déballez le morceau tout entier. Tout va être consigné, analysé, recoupé et si quelque-chose cloche, vous êtes à peu près certain de vous prendre les pieds dans le tapis (et quelques années de plus).
Conseil 2: Le jour où vous recevrez votre convocation pour être juré d'assises, réjouissez-vous plutôt.
Si c'était à refaire?
Oui
Ça en vaut la peine. A condition de connaître ses limites.