A chaque rentrée mes élèves changent de place. Forcément, l'exercice entraîne un léger brouhaha. Nicolas a eu du mal à dissimuler sa satisfaction, parce qu'il se trouvait à côté de Nur-la-Très-Belle, mais Dgibril-la-pipelette était clairement contrarié de devenir le voisin immédiat de Zinedine-qui-ne-rit-ni-ne-bavarde-jamais.
L'opération ne doit pas s'éterniser, sous peine de dégénérer en agitation dangereuse. Sitôt terminée, il convient de remettre tout le monde au boulot et que ça saute.
C'est ainsi que j'attaquai bravement une révision de leçon sur les fractions. Du coriace qui nécessite de la concentration.
Alors que j'étais en train de partager un schéma de gâteau à la framboise en dix parts égales au tableau, car toute allusion à la nourriture galvanise immédiatement l'attention des troupes, j'entendis jaillir un cri étouffé.
"Maîtresse! Y'a une bête!"
Je me retournai et je vis une bonne douzaines de paires d'yeux braquées au sol, pendant que ceux de derrière se décrochaient le cou pour tâcher de profiter du spectacle.
La bestiole qui venait de me fusiller la leçon de fraction fuyait droit sur mon cartable ouvert, que j'eus juste le temps de barricader. Les cous décrochés du fond commençaient à s'approcher, incapable d'y tenir plus longtemps. Une bestiole en classe, c'est une attraction inespérée! Surtout qu'on se demande comment la maîtresse va réagir: hurlement affolé? Grimpette expresse sur la chaise du bureau? massacre insoutenable de l'intruse?
Il se trouve que j'ai une tendresse pour les bestioles. Même pleines de pattes.
Pas de massacre.
J'ai donc intimé l'ordre aux égarés de s'asseoir, je leur ai promis qu'ils allaient tous voir la créature et j'ai réclamé un pot de verre à Erwan. Tout rengorgé, il s'est exécuté avec des airs de vizir et, armée d'un mouchoir en papier pour faire bouchon, j'ai obligé le bestiau rapide comme une flèche à pénétrer dans sa prison.
Pas pour rien que ça s'appelle une scutigère véloce.
J'ai découvert ensuite que ça piquait...
Comme promis, je l'ai donc baladée sous le nez des mouflets qui se bousculaient pour la contempler. Jolie, n'est-ce pas?
J'en ai profité pour y aller de mon couplet dans le plus pur style "laissez-les vivre" et puis aussi "même pas peur".
Satisfaits, ils ont accepté de revenir aux fractions, mais une petite voix ne pouvait pas s'empêcher de l'entrecouper de loin en loin.
"Maîtresse, elle est morte".
2/10 + 5/10 > ou < 1?
"Maîtresse, elle saute".
2/4 = ?/8 ?
"Maîtresse, elle n'y est plus".
Je l'ai relâchée solennellement à la récréation. Elle n'a pas demandé son reste.
mardi 13 novembre 2012
6 commentaires:
Vos commentaires sont les étoiles scintillantes de ma galaxie. Si toutefois des météorites menaçaient de fracasser ce modeste espace de parole, je me réserve le droit de les renvoyer dans les étendues glacées de la blogosphère. Moi, Io, ne saurait être tenue pour responsable de leur composition ni de leur destin
Inscription à :
Publier les commentaires (Atom)
Archives du blog
-
▼
2012
(111)
-
▼
novembre
(11)
- Du vent dans les voiles
- Plomberie, canard fatigué et cours d'Assises
- J'étais à la manifestation contre le mariage pour ...
- Opération survie 1: comment se laver entièrement d...
- Bestiole intrusive
- Bientôt Noël: idée de cadeau
- Ma chaudière est morte, je n'ai plus de feu
- Voilà ce que je pense du "mariage pour tous"
- Ach Gross Paris!
- Oatcakes ou comment rendre mangeables les flocons ...
- Queue bavarde
-
▼
novembre
(11)
quelle belle leçon de choses donnée sur le respect de tout ce qui vit, petite où grande chose, ils ont de la chance tes élèves ! bisous
RépondreSupprimerRoooh! C'est trop!
SupprimerLe fait est que je déteste qu'on massacre bêtement les bestioles, sauf en cas de légitime défense bien sûr.
Celle-là n'avait aucune raison d'être sacrifiée.
Et puis entre nous..... ça m'a aussi distraite des fractions :)
Bisous!
Une maîtresse pourfendeuse de peur !
RépondreSupprimerMine de rien, bien des adultes supérieurs seraient tombés dans le piège fatal : écraser la bestiole, se décrédibiliser aux yeux des mômes par la preuve évidente de leur peur, au même niveau que les gamins et continuer le cours comme si rien ne s'était passé, alors que justement, il s'est passé quelque chose.
Or, là, la maîtresse est ressortie nimbée d'une auréole de gloire.
Non seulement, elle n'a pas eu peur du monstre membru, mais en plus elle "SAIT DES CHOSES !!!" sur ces bestioles mystérieuses qui font peur parce que personne ne sait ce que c'est au juste. En plus, elle partage ce "SAVOIR" avec les loupiots insignifiants, qui, du coup, ont moins peur, et à qui on signifie qu'ils sont dignes d'être initiés à recevoir ce fameux "SAVOIR MYSTERIEUX QUI OTE LA PEUR". Et quand on sait des choses, on est plus fort face un monde bien ignorant.
La solennité de la libération de la bestiole, nappée de magnanimité et de valeurs humaines, clôture cette initiation où les mômes ont communié ensemble comme un seul homme et d'un seul cœur.
Qui aurait pu croître qu'une scutigère véloce, perdue au milieu des fractions, aurait amené des gosses sur le chemin du questionnement humain.
C'est autre chose que le discours transversal, lénifiant, bisounours et sirupeux dont on les gave à longueur de journée.
Ben, respect !
Ben merci!
RépondreSupprimerLecanasson, tu viens de m'ouvrir les yeux sur une dimension inconnue.
J'étais loin d'avoir analysé cette cérémonie du sauvetage de la bestiole...
Mais il est certain qu'en la circonstance, je n'avais ni fiche de préparation, ni entrepris une réflexion préalable sur les objectifs et leur adéquation au socle commun des connaissances. Bref, la bestiole et moi-même étions complètement hors-la-loi.
Bravo !!! Quelle belle leçon pour tes élèves :)
RépondreSupprimerEn tout cas, c'est trop mignon :"Maîtresse, y a une bête !"
RépondreSupprimer