jeudi 19 janvier 2012

Comment Philippe le Bel nous a dressés

Nous vivons une époque pleine de rebondissements.

Il y a une semaine, j'entendais chanter un merle fou. Il y a trois jours, je vois passer sur la ville un vol d'oies sauvages, fuyant à tire d'aile vers le sud, dans un ciel rose glacial de fin de journée. Contraste.

Les radios-télés-journaux s'emballent depuis quatre jours pour nous chanter en AAA mineur un air obscur. J'ai fini par éteindre tout. J'écoute d'autres choses qui me remuent l'âme, comme Glenn Gould par exemple. Ou Sinead O'Connor. 

 Ma modeste existence elle-même est en pleine montagnes russes.

 La justice du département m'en veut. 

 Aujourd'hui, un pépé perdu a remonté ma rue qui est en sens unique à contre-courant, poursuivi par deux fliquesses affolées. L'une d'elle a fini par bondir sur le volant du gars qui commençait à zigzaguer. Ils sont allés se perdre dans la rue d'à côté et je ne sais pas comment ça a fini.

 Perplexe, je me suis dit qu'il était peut-être temps d'aller faire établir la nouvelle carte grise de ma nouvelle voiture. Celle que j'ai achetée en tremblant voilà quelques jours.

Vers midi, me voilà partie au Raincy où siège la sous-préfecture, pour en finir avec cette corvée me mettre en règle avec les autorités qui, on l'a compris, ne rigolent pas avec le bourgeois. On est en Seine-Saint-Denis nom d'un petit bonhomme! De l'ordre, de la discipline!
Je commence par trouver une place pile devant. Ça m'a paru louche, cette chance. Après m'être assurée que je n'étais garée ni sur une place pour handicapés, ni sur un emplacement réservé à la police ou au préfet, et que le stationnement était bien gratuit de 12h à 14h, j'ai gagné le fier bâtiment.

Le même en été. Là, il faisait environ 4°C


Des gens attendaient dans une salle assez moche et sale, immobiles, tassés sur leur chaise, comme terrassés par une sorte de stupéfaction.

J'ai avisé le guichet réservé aux cartes grises: il s'agissait en réalité d'un endroit réservé au décortiquage des dossiers avant le passage devant le préposé idoine.

Un vieil Arabe l'utilisait comme bureau pour remplir ses papiers. Sinon, personne. Un écriteau signalait que le guichet était fermé entre 12h et 13h.
Après une seconde d'hésitation, la prudence m'a sussuré de rester dans la place sans bouger d'un millimètre. Depuis que Philippe le Bel a fait passer la France de l'état de bazar féodal à un beau pays bien organisé par Notre Mère l'Administration, l'indigène a acquis une sorte d'instinct de survie. Je suis une indigène.
Derrière moi est arrivé une jeune dame à l'accent slave marqué. Elle aussi, dressée par d'autres systèmes tout aussi efficaces, a jugé préférable de ne pas lâcher le terrain. Quant aux autres, de jeunes Maghrébins plus insouciants, ils sont allés errer entre la machine à café et la salle-aux-gens-tassés.

Une préposée murée est venue s'installer au guichet d'à côté. Tout le monde est revenu précipitamment se ranger et à cette occasion, un des jeunes Maghrébin a essayé de doubler la dame à l'accent slave. Comme elle protestait dans un français bancal, je suis intervenue tout sourire: "Monsieur, cette dame était derrière moi". Du coup, il a perdu au moins cinq places, parce que pendant ce temps-là, les autres s'étaient rangés comme à l'armée et il n'a pas pu s'immiscer dans la muraille.
Un vieil handicapé mal rasé est passé devant tout le monde en montrant sa carte. Les autres l'ont fusillé du regard, mais personne n'a rien dit.
Finalement, il s'était trompé de guichet.
Soupir de soulagement.

Nous attendions toujours. Il était 12h 50.

C'est alors qu'un gitan fringant orné de dents en or et d'une énorme croix s'est mis à glapir. Cette attente tendue était trop pour lui. Lui et Philippe le Bel, ça faisait deux. La préposée murée en a pris pour son grade dans sourciller et elle a fini par lui dire qu'on n'était pas à deux minutes près. Le gars a continué d'éructer un moment, avant de se soumettre en s'agitant. Personne ne bronchait.
Ça avait dû quand même la rendre nerveuse, parce qu'elle a lancé à la cantonade: "les photocopies sont prêtes? Papiers d'identité? Justificatifs de domicile?"

Le rang a été parcouru d'un remous. Je me suis avisée avec consternation que je n'avais pas pris soin de photocopier ces pièces-là. J'ai demandé au vieil Arabe qui paperassait de bien vouloir me garder la place et j'ai foncé sur les photocopieuses. 20 centimes la photocopie. Je n'avais pas de monnaie et cet engin de malheur s'est bien gardé de me la rendre. J'en ai eu pour 90 centimes au lieu de 60. Je ne me plains pas. Le monsieur qui photocopiait à côté de moi en a eu pour 3 euros. Il n'avait pas de petites pièces....

La dame murée a ouvert son guichet avant le nôtre. C'était pour les cartes grises volées et d'autres choses mystérieuses. Les gens concernés allaient la voir pétris de respect. Tout juste s'ils ne lui faisaient pas des courbettes. J'en étais gênée pour eux. Et alors quoi? Qui c'est qui paye les impôts pour que la grosse machine fonctionne? Elle est au service de qui, d'ailleurs, la machine?
J'en étais là de mes réflexions, quand notre préposée tant attendue est enfin arrivée, toute pépiante et gentille. Une petite fleur dans cet univers maussade.

Elle a expédié le vieil Arabe paperassier qui n'avait pas sa feuille de contrôle technique.
Moi, j'avais bon. J'ai eu le numéro 77 et le droit d'aller me tasser dans la salle réservée à cet effet.


J'ai siroté un café absolument sans goût en observant tout. Prête à bondir si mon numéro s'affichait en faisant "koiiink!". Le fait est qu'ils avaient l'air de sortir au petit bonheur, les numéros. Comme à la loterie.
Le Gitan a recommencé à glapir et des gosses ont entrepris de jouer à se poursuivre. L'apathie générale se doublait d'hystérie mal canalisée. La dame d'à côté a posé son livre.

Mon numéro est apparu entre un 365 et un 244. J'ai bondi pour aller me réfugier dans une guitoune où m'attendait un jeune monsieur à l'air impénétrable. Il donnait l'impression de s'être déguisé en machine polie. J'avais encore bon.

Ensuite, je suis passée à la caisse, frôlée par les gosses qui avaient entrepris de jouer à se jeter par terre.
Le caissier était la synthèse de la dame murée et du monsieur impénétrable, l'air fatigué en prime.
Il m'a quand même demandé 237 euros et des poussières. D'accord, ce n'était pas pour lui, mais ça fait mal quand même.

Merci Monsieur, au revoir Monsieur. Retour à l'air libre.
Il était 14h 06. Donc, pas de PV.

Un marginal posait les plaques deux rues plus loin. J'ai aperçu la pancarte juste à temps. Il a eu le temps de me raconter qu'il avait vécu 27 ans dans son camion, à poser les plaques à la sortie de la préfecture, à Bobigny, qu'il avait divorcé et qu'à 60 ans, il avait retrouvé une copine.
En même temps, il s'efforçait de persuader un Noir têtu de l'intérêt de faire figurer "F" sur sa plaque qui sinon, ressemblerait à une plaque italienne (sans "I").
Je les ai laissés à leur débat.

De retour chez moi, avec mes plaques neuves et mes papiers en règle, j'ai mangé et je suis allée faire une énorme sieste. Trop contente d'en avoir fini en si peu de temps grâce à mes gènes Philippelalebelisées et de ne pas travailler dans cette administration-là.



31 commentaires:

  1. "Il y a trois jours, je vois passer sur la ville un vol d'oies sauvages", sur le coup j'ai cru que tu vivais du coté de chez Michel Delpech...

    Il faut venir vivre dans le sud. Sous-préfecture de Carpentras : pour faire une nouvelle carte grise j'ai attendu 15 minutes, une seule personne devant moi, le marchand de plaque en face ce qui fait qu'en une demi-heure, tout était fait...

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    1. Et bien Chat de Nuit, je suis horriblement jalouse!
      Oui, cette chanson de Michel Delpech, on nous l'avait fait apprendre en CM2. J'y ai pensé aussi.

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  2. Ouch, je reviens à ton scoop de Printemps précoce... ben tu as sans doute raison...les feuilles jaunies des mûriers ne sont toujours pas tombées, et pareil pour d'autres arbres à feuilles caduques, mais hier, surprise ! Ma fille me montre les premières fleurs de notre mimosa ! habituellement il fleurit fin février; et même certaines années en Mars...
    Il faut préciser que la vie végétative varie d'un bout à l'autre du vallon où je vis...avec un décalage d'un mois entre "en bas", et chez moi... Pourtant je suis en plein soleil, et le bas est plus ombragé... mais 30 m d'altitude suffisent pour me plomber d'un mois de retard... je n'y comprends rien.

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    1. Il se passe quelque chose de pas normal. Ici, c'est bien simple, à part les quelques jours passés un peu frisquets, il n'y a pas eu d'hiver.
      Chez toi aussi, dirait-on...

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  3. Méfiez-vous les filles, si les oies retournent vers le Sud, ce n'est pas le printemps qui nous attend mais le Général Hiver ! Un coup des Russes et leurs acolytes moldo-croates à demi-serbe prêts à se peigner la truffe encore !

    Ton histoire de préfecture, elle me fait penser aux dictatures communistes, quand on poireautait à la frontière avec nos passeports, nos visas d'entrée, nos visas de sorties, nos autorisations de circuler et nos fiches de résidence obligatoires et des coups de tampons partout avec la faucille, le marteau et le compas en prime dans l'oeil de Moscou !

    Vaut mieux partir avec les oies, même si c'est vers le Sud !

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    1. A mon avis, les oies se sont plantées. Ou alors les Russes et leurs acolytes bigarrés ont picolé un coup de trop.
      Je suis d'accord avec toi: cette préfecture rigide et grisâtre évoquait quelque chose de pas agréable du tout. Mais on n'en est pas encore au passage de la frontière bulgare à la grande époque. C'était pourtant au sud....

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    2. 2 février. -9°C ce matin avec du vent. L'Europe de l'est s'est transformée en bloc de glace. Presque -30°C en Pologne. 4m de neige en Serbie.
      Les oies avaient raison.

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  4. MDR ! ah la belle administration françoise-philipelebelesque, on est au 21 eme siècle, le monde a pivoté sur lui-même en quelques années de numérique et rien, rien, ne peut faire bouger ces ronds de cuir aux culs collés sur leurs certitudes..... bisous la belle

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    1. C'est comment à Paris? Plutôt comme à Carpentras ou plutôt comme chez moi?
      Bises pareil!

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  5. Dans les Alpes Maritimes, il y a moyen en payant, de ne pas aller à la préfecture...je ne me souviens plus exactement comment...
    Mais ici, passé le Var... c'est Terre d'empire...

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    1. Tu as vu Sorcière, le joli voyage en banlieue que je t'ai offert? Exotique n'est-ce pas?
      Et c'est pas fini!
      En attendant, je trouve que c'est vraiment scandaleux que dans le Sud, on s'em..aussi peu!

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  6. Lol, ça s'appelle des bakchichs ! Vous êtes trop loin de Poitiers. Ici, on tond en direct !

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    1. Oui, oui, quand l'us devient loi, ça devient officiel. Dans le Nord, nous n'avons point de ces subtilités latines : la tonte est directe et officielle. A la barbare franque ! D'ailleurs Philippe le Bel était franc salien, puisque capétien. Si une Pucelle d'Orléans nous a sauvés de la malédiction templière, elle n'a rien pu faire contre la malédiction adminstrative !

      Les voies de Dieu sont impénétrables !

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    2. Ahahahaah! Lecanasson a hennit!

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  8. Bonjour LO
    Beau travail d'historienne, doublé d'humour courtelinesque !
    Comme ça sent la poussière tout ça ... à l'ère d'internet.
    Bon, faut bien aussi que les dames revêches et les jeunes hommes de marbre travaillent ... quoi que ...!
    Seraient sans doute plus aimables sur un siège éjectable ?
    Là, j'ai honte, me voilà réduite aux réflexions de Café du Commerce, je sors !!!^^

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    1. Ooooo Solveig, historienne..tu es trop mignonne. C'est modeste.
      En tout cas merci pour le compliment.
      Ça fait éternuer, hein?
      Une ambiance à la Gogol (le Revizor, pour être plus précise): merveilleux.
      Aimables sur un siège éjectable?
      Non, je crois que ça ne changerait rien du tout.
      Ils ont ça dans le sang.
      Depuis le temps....
      Ben non alors! Sors pas!

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  9. Imaginez-vous tous les jours au même endroit faire des enregistrements - toujours les mêmes - à contrôler les mêmes pièces administratives (inutiles) pour le même résultat au final, sans avoir rien créer de la journée, de toutes les journées, avant, après, c'est la même chose, pendant 40 ans...un huis clos infernal avec les mêmes questions et les réponses stéréotypées.

    Ca m'étonnerait que la dame revêche reçoive des dessins avec des coeurs "Maîtresse, t'es la plus belle !"

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    1. C'est juste....la prochaine fois que j'irai, je lui écrirai un petit mot gentil.

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  10. Bof, pour notre dernière carte grise, le préposé était originaire de notre quartier , et quand il a vu l'adresse , un sésame initiatique, il a plus rien regarder...il nous a fait parvenir la carte grise par la poste...
    Le Niçois bosse pour bouffer mais sa vie est ailleurs... dans la vie sociale.
    Sinon, Nordistes, pas de regret, nous c'est pour les Cartes d'identité et les Passeports qu'on en ch...
    On va à la mairie (la préfecture ne veut plus s'en occuper) et une fois le dossier rendu on attend, deux mois voire trois (passeport-enfant en 2000, 2008)... Alors les voyages, faut les programmer 6 mois à l'avance. Et j'ai des photocopies qui le prouvent...Ouais, je suis une maniaque de l'enregistrement, je fais des dossiers sur tous mes rapports avec l'administration... mais c'est bien mon seul côté obsessionnel.

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  11. Sorcière, pour les cartes d'identités et les passeports, on en chie aussi tout pareil. C'est même pire.
    Exemple: la mairie de Livry Gargan exige désormais qu'on prenne rendez-vous pour constituer le dossier préalable à la constitution d'un passeport, avant transmission à la préfecture. Délai: 1 mois. Ensuite, la préfecture fait traîner de 1 à 4 mois, selon l'humeur.
    Et si le préposé est notre voisin, ça ne change rien. Au mieux fait-il un vague sourire.

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  12. En discutant avec l'employée de la mairie, je me suis rendu compte que sa mission consistait à remplir à notre place les documents... j'ai refusé , mais il semble que la population soit majoritairement illettrée et incapable de se débrouiller avec les formulaires.

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  13. Pour une autorisation de sortie de territoire, j'ai dû remplir un papelard trois fois, parce qu'on me donnait les consignes qu'après coup et moi, je suis désolée, je ne fais pas de râture ! Pour écrire, les trois prénoms de mes gosses, et bien je suis comme le copiste du Moyen-Age ou l'élève d'avant 68, je dose mon écriture, afin que "ça dépend, ça ne dépasse pas". En plus, j'ai été dérangée 4 fois par l'adjointe au maire qui avait perdu son écharpe, puis le dossier, le livret de famille, puis le goupillon...pour célébrer un mariage. Le meilleur, c'est que tous les candidats à l'inscription sur les listes électorales étaient prioritaires avant les c...(pardon), les pékins, les femmes enceintes, les vieux...Comme ça a gueulé, il nous a été répondu que les usagers étaient traités tous pareils ! J'ai fait aigrement remarquer que je n'étais pas usager ni usagé, mais électeur !

    Las ! C'est l'enfumage final !

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    1. A la réflexion, on dirait bien que les temps féodaux ne sont pas si lointains.

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  14. hé hé toujours captivant les petites démarches que l'on doit faire obliga....toi...re...ment! témoignage éprouvant mais heureusement tu t'en ai sorti avec toute ta tête :))

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  15. Ça fait plaisir de te retrouver, ThierryRégis! Va savoir si j'ai encore toute ma tête????? L'avenir nous le dira :)

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  16. D'accord Thierry. C'est vrai que c'est plus convivial! A bientôt:)

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  17. Les temps féodaux ? tu rigoles ? Où sont les pavois et fiers destriers ? Remplacés par des logos criards et des bagnoles puantes et déglinguées ? Où sont les chevaliers et leur épée fidèle qui portait nom de dame ? Des mecs en costume noir sur noir, les yeux rivés sur leurs Ipods noirs ! Où sont ménestrels et grands poètes ? Il nous reste un fenestron diabolique avec la Star'Ac et autres fadaises pour lesquels les gueux de l'époque t'auraient proprement coupés les bourses !

    Quant aux gentes dames, elles s'effondrent de sommeil le soir dans les rames sinistres des RER, le cheveu terne et le cerveau dévidé. Leur chevalier s'est fait la malle depuis longtemps devant la téloche avec une bière qui le fera roter de protestation quand on lui demandera de descendre les poubelles ou de sortir le chien.

    Non, Lo, les temps féodaux avaient une autre gueule !

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  18. Oui évidemment, là, y'a plus qu'à rester coits.
    Faut avouer que la dure confrontation entre le fenestron diabolique qui fait roter et les chevauchées fantastiques est sans pitié. :)

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