Il y a six cent cinquante ans.
Autour de 1350.
Et là, vous vous dites que la pauvre Io, bien que gavée de vacances, en a pris un sérieux coup sur la cougourde.
Point!
Hier soir, une amie japonaise m'a invitée à une soirée d'initiation au Kyogen à la maison de la culture du Japon. J'ai sauté sur l'occasion. Le Nô, j'en avais entendu parler, mais le Kyogen, jamais. Alors j'étais fort curieuse et je n'ai pas été déçue.
L'endroit était à peu près vide à 18h30, lorsque nous sommes arrivées. Nous avons commencé par une expo gratuite et fréquentée par exactement trois personnes sur l'oeuvre architecturale de Junzô Sakakura. J'aurais bien aimé esquiver ça, mais la moindre des politesses était tout de même de ne pas commencer par un caprice. Pas si barbant que ça, Sakakura. Intéressant même. Et très connu, semble-t-il. Un disciple de Le Corbusier.
Après avoir pris une mini pause sur des chaises Sakakura (il s'est aussi préoccupé de ce détail),
nous sommes passées en un éclair du dernier étage au troisième sous-sol de l'endroit avec le sentiment d'être englouties dans les limbes.
Là, un monsieur fort poli nous a accueillies avec les courbettes d'usage, nous expliquant l'essentiel, vérifiant nos billets (5 euros, pas cher pour une heure trente de kyogen) et nous guidant jusqu'à une porte en exactement dix secondes.
Une dame a pris le relais pour nous remettre un mystérieux document sur lequel figurait des syllabes. "Usagi - An no yama kara, kon no yama ae"...
Nous avons pris place sur des gradins, peuplé d'une vingtaine de personnes a majorité européenne, dont certaines à la dégaine bizarre. Le reste était Japonais, à la dégaine normale.
Au centre: une vaste scène étincelante, où attendait un homme, vêtu à la manière traditionnelle, dont je suis infichue de me rappeler le nom.
Dans un silence quasi religieux, il a entrepris de nous expliquer la symbolique de la scène, du pin qui constituait le décor et l'art du Kyogen. Une dame aux cheveux gris traduisait.
En résumé, le Kyogen, c'est le pan comique du Nô et le style a été fixé entre 1300 et 1400. Voilà pourquoi la chanson imprimée sur le fameux papier était en japonais dialectal et présentait sous forme de charade l'existence d'un lapin aux spectateurs." Usagi" veut encore dire lapin aujourd'hui.
Alors, le monsieur a entrepris de nous apprendre à chanter la chanson du lapin.
D'une voix claironnante, moitié psalmodie, moitié mélodie, faisant durer chaque syllabe, il vous a modulé ça de telle sorte que tout le monde est resté scié. Le silence a été total. Mais il a fallu se lancer en répétant de nos voix chevrotantes (et en japonais médiéval) la chanson du lapin.
Ann Nôôô Yaamâââââ Karaaaaa (la voix remonte en virgule aigue), Konnnnn Nôôô Yaaamâââââ Aaaaéé (re-virgule aigue). Et ainsi de suite.
La puissance comique de la chose tenait au choix du vocabulaire qui évoquait l'arrivée trottinante du bestiau oreillu et les onomatopées lapinesques: "Fu! Pu! To."
Le fils du monsieur, quinze ans grand maximum et aussi habillé à l'ancienne, avait rejoint son papa sur la scène et nous a collé la honte en chantant d'une belle voix assurée ce que nous-mêmes, nous essayions de bredouiller.
Ensuite, nous avons été invités à nous déchausser, à revêtir des chaussettes, pour monter sur cette vénérable scène du Nô et nous essayer à la danse du lapin.
C'est effrayant de difficulté.
Tout en chantant d'une voix d'outre-tombe la puissance comique de l'évocation d'un lapin qui surgit de la montagne en se trémoussant et agitant les oreilles, il convient de mimer au petit doigt près. C'est codifié à mort. Interdiction absolue d'improviser quoi que ce soit et, à part quelques saccades, tout va très lentement.
Le danseur tient un éventail fermé dans la main droite, qui prolonge son geste. "Ann Nôôô Yaamâââââ Karaaaaa", il faut glisser doucement et en rythme le pied gauche en oblique vers la gauche tout en chantant et lever lentement le bras droit armé de l'éventail pour évoquer la montagne qu'on voit là-bas. La main gauche, elle, reste collée au corps, poing serré mais pas trop. Et puis le pied droit rejoint le pied gauche. On se retrouve pieds joints. Ensuite, ça part à droite et ça continue jusqu'à "U! Sa! Giii! Jya!!" C'est un lapin.
Le jeu-danse du monsieur était évident et léger comme une plume. Nous derrière, de vrais tonneaux, mais ce n'est pas grave, parce que j'ai découvert un art d'une exigence et d'une grâce insondables. Le pouvoir comique de Kyogen, à mes yeux d'Européenne, en dit long sur le Nô qui lui, n'est pas comique et sur l'immensité du chemin qui reste à parcourir pour les comprendre.
ben dis donc ! c'est pire que le tai shi que je n'ai jamais pus suivre et ce doit être plus marrant ! en tous les cas, à la prochaine réunion des blogueurs, t'es bonne pour nous faire le lapin nippon...
RépondreSupprimerOula! Ça promet. Après les deux premiers vers, je ne me souviens pratiqument de rien.
SupprimerJ'ai du mal avec tout ce qui est japonais, mais je ne sais pas pourquoi.
RépondreSupprimerBises
Ne cherche pas. C'est ainsi et ça tombe bien, parce que tu n'es pas japonais. Bisous!
SupprimerAaaah ! Merciii ! ça m'a fait un bien fou de te lire de bon matin. J'ai mangé au moins 3 steaks. :)))
RépondreSupprimerMerci Pascale. Tu es adepte des steaks au petit déjeuner? Voilà qui change des éternelles tartines beurrées ou pire: les sucrailleries que nos copains US ont fini par nous refiler. J'ai envie de viande moi maintenant!
SupprimerC'est sûr que ça nous change de "the Voice" !
RépondreSupprimerMoi, j'adore leur sens de l'humour corrosif sur leurs propres défauts, leur volonté de transformer le moindre geste de la vie quoditienne en un art sublimisé et leur vision de la vie où rien n'est encarté comme chez nous...quand on sait que les meilleurs maîtres de danse à l'éventail pour les geishas étaient des maîtres d'armes samourais...lequels avaient développé des techniques mortels de combat à l'éventail dans les espaces réduits, gestes que reproduisaient les geishas avec plus de lenteur et plus de nuance...on commence à entr'apercevoir toute la complexité de l'esprit nippon.
Evidemment, ils ont des défauts comme nous tous. Mais avouons qu'ils nous laissent rarement indifférents.
mortelles...bon, je n'ai plus qu'à me faire hara kiri.
SupprimerThe Voice, à côté de ça, c'est l'équivalent d'un smartie comparé à un chocolat grand cru.
SupprimerAh non! Pas de hara kiri chez moi! Sauf si c'est Choron qui régale.
un seul étage kiogenique, c'est glaçant.
RépondreSupprimerBzzz...
Ce jour-là, il faisait une chaleur à crever. Ça tombait bien.
SupprimerBzzz!
Comme Corto moi aussi j'ai du mal avec ce qui est japonais. par contre je te félicite pour cette expérience.
RépondreSupprimerAprès avoir vu la vidéo, j'hésite à plaisanter sur la danse des canards ou sur Chantal Goya :(
RépondreSupprimerAl West, tu peux y aller!
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